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Chroniques de mon canapé
17 février 2009

Depuis 1983

J’ai terminé « Courir avec des ciseaux », et une fois établi le postulat qu’Augusten Burroughs n’essayait pas d’amuser la galerie à coups d’anecdotes crades et pas vraiment drôles mais puisait dans ses propres souvenirs d’enfance déglinguée ces portraits déjantés, j’ai vraiment accroché.
Aussi ai-je immédiatement voulu voir le film adapté du bouquin.
Après de vaines recherches dans les FNAC, Virgin et assimilés, m’est revenue l’idée de mon Vidéoclub.
Sur le chemin du retour de déj’ avec Alix, je me suis donc arrêtée devant le Stéréorama de la rue Legendre, juste à côté d’une annexe de la Scientologie.

Evidemment, « Running with scissors » m’attendait gentiment.
Il n’y a pas un film qui résiste à ce Vidéoclub.
J’ai donc renouvelé mon abonnement, et pu bénéficier de deux films gratuits.
(En ces temps de crise, une véritable victoire du Pouvoir d’Achat.)
Et là, ce fut le drame.
Je vous offre la musique qui passait à ce moment précis, pour vous mettre dans l’ambiance.





A la seconde où le Monsieur les prononça, ces mots rédigés à la main sur une fiche Bristol punaisée sur un mur résonnèrent dans ma tête, frappèrent ses parois comme une boule de flipper.
(Dédicace à Peau du Soir.)
(Elle ne l’avoue qu’après trois verres d’un bon Merlot mais la chanson de Corynne Charby est, entre toutes, sa préférée.)
(J’en veux pour preuve la sempiternelle supplique de fin de soirée « Je veux Boule de flipper ! Je veux Boule de flipper ! », le verbe haut, les yeux révulsé, la bave au coin des lèvres, le couteau aiguisé.)


Je n’ai pas toute de suite réalisé, assommée que j’étais par la rudesse des mots.
Je fixais ses lèvres, articulant le play-back de ce que je venais de lire.
Cette sentence lapidaire tranchante comme une dent de requin.
(Parfois on a juste envie de faire une comparaison pour l’équilibre de la phrase.)

« Le Vidéoclub ferme définitivement ses portes le 15 Juillet. »

Oh. Mon. Dieu.
Il faut vous dire, Monsieur, que ce Vidéoclub-là, ce n’est pas le premier vidéoclub automatique accessible 24 heures sur 24 qui n’offre que nanars et nouveautés marketées en l’échange de la 32ème carte à puce de ton porte-monnaie.
Ce Vidéoclub-là, il est tenu par de vrais gens, de purs cinéphiles, deux frères passionnés de 7ème art qui n’ont jamais cédé au tout-au-guichet.
Ce Vidéoclub-là, il existe depuis 1983.
Et depuis 1983, tout est resté indemne.

Depuis 1883, les gérants prennent le soin de rédiger de petits commentaires à la main qu’ils collent avec précaution sur les jaquettes de films.
Depuis 1883, ils dessinent des étoiles, soulignent les dithyrambes en rouge, découpent des extraits d’articles dans les journaux.
Depuis 1883, il n’y a aucun turn-over et l’œuvre qui y entre y trouve refuge à vie.
Depuis 1883, il y a le bac avec les films sur cassettes en version originale, celui avec les drames, avec les comédies, les films pour enfants, et puis ceux d’épouvante.
Ca en fait, des films, depuis 1883.
Ils sont tous là, les uns derrière les autres, l’alphabet n’a pas sa place, on cherche, on fouille, on hasarde, on chine comme aux puces pour trouver sa pépite.
Depuis 1883, la sérendipité fait des merveilles.

Le regard qui se trouble, les souvenirs qui hurlent.

J’ai rencontré l’endroit en 1986.
J’avais à peine quatre ans et nous venions de nous installer à Paris, ma mère, mon frère, et moi.
Nous avions quitté Rouen et ses drames et ses larmes et bien qu’encore trop jeune pour comprendre quoi que ce soit j’avais néanmoins un sentiment de fugue.
Nous étions en cavale, nous cherchions un abri, nous trouvâmes Paris et ce Vidéoclub.
C’était devenu un rituel.
Chaque samedi ma mère me prenait par la main.
Nous remontions la rue de Saussure et traversions le square des Batignolles.
Je subissais le trajet, que je jugeais trop long.
Mais une fois arrivée, j’exultais.
J’étais comme un enfant dans un magasin de jouets.
Je pouvais rester des heures, là, à lire chaque jaquette, une à une.
Et puis, les commentaires.
Je me souviens de ce film, avec un bambin cul-de-jatte qui faisait du skateboard.
La pochette m’intriguait autant qu’elle m’effrayait, j’y pensais chaque semaine après l’avoir relue.
N’ayant déjà pas le goût du risque je ne l’ai jamais prise.
Je me souviens des Rohmer, toute la collection, les contes et les saisons.
Je me souviens de Sautet, de Chabrol, de Beinex.
Je ne comprenais pas tout mais j’étais amoureuse.
Je me souviens de Jacques Demy, « 3 places pour le 26 ».
J’avais appris par cœur la chorégraphie de Mathilda May.
Je me souviens des mains de ma mère sur mes yeux me cachant « Poisson Lune ».
J’entends encore son ton, « C’est pas pour les enfants ».

J’en étais à tout ça quand il m’a demandé mon nom.
Il a sorti la fiche. La même depuis 86. Sur laquelle il note au crayon de bois chacun des films empruntés.
Ce petit bout de carton usé par la gomme et le temps qui porte en lui seul 22 ans de ma vie.

J’ai acheté deux photos en noir et blanc. Quelques choses à garder. Qui elles seules vont survivre à ce 15 juillet.

Je suis sortie. J’étais bouleversée.
J’ai longuement contemplé la vitrine du Stéréorama, ce bric-à-brac d’objets de lumières et de cinéma.
Tout était à vendre.
Même les étoiles d’Hollywood au nom des plus belles stars ont désormais un prix.

Je me suis sentie vieille.
Je me suis sentie vide.

kenny_0

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